PRÉFACE

UN HÉROS DE NOTRE TEMPS

Les lecteurs de Cap sur la gloire [1] l’avaient laissé, jeune capitaine de la Phalarope, dans le sifflement des boulets, à la bataille des Saintes. Ils le retrouveront ici, un an plus tard, désabusé, faisant le pied de grue à l’Amirauté. Devant les grilles, dehors, deux marins en guenilles, l’un aveugle, l’autre infirme, mendient sous la pluie dans l’indifférence générale. Un an ? Un siècle, soupire Bolitho, qui cherche en vain ses marques, dans un monde devenu tout à coup étranger. C’est que la paix est là, en cette année 1784, et son cortège de misères. Les ports regorgent d’épaves rejetées par la mer et les champs de batailles : marins et soldats estropiés, rendus sourds et aveugles par le feu des canons, devenus fous à force de souffrances, sans plus de liens sociaux, leurs femmes, leurs enfants morts de froid, de faim, de maladie, ou dispersés aux quatre vents à la faveur de leur trop longue absence. Que pouvait-il arriver de pire, à tous ces malheureux enrôlés à coups de gourdin, un jour, sur les côtes d’Angleterre, par des commandos de « recruteurs », et menés depuis à la trique, que d’être ainsi jetés à quai du jour au lendemain, « rendus » à la vie civile – à la rue ? Encore Richard Bolitho serait-il mal venu de se plaindre : après un an d’attente, et de démarches vaines, voilà qu’on lui confie un autre bateau, l’Undine, frégate de trente-deux canons, et une mission qu’on lui dit être de première importance.

Mais les arsenaux sont vides, ou peu s’en faut. Les employés trichent, ou négocient en sous-main avec le privé. Chaque espar, chaque filin de rechange doit être arraché de haute lutte, et notre jeune capitaine devra, pour compléter son équipage, puiser parmi les pires crapules des pontons de Portsmouth. Quant à la mission, le moins que l’on puisse dire est qu’elle est sibylline. À croire que la paix, là aussi, dissout tous les repères, dilue les valeurs, favorise les plus improbables calculs. Que l’envoie-t-on faire, au juste, dans l’océan Indien ? Les ordres sont de charger à Ténériffe un certain James Raymond, courrier du gouvernement, et de le conduire à Madras. Quant au reste, c’est-à-dire l’essentiel, il est prié d’agir au mieux, selon les circonstances. C’est que nous sommes en paix, quand bien même se heurtent avec violence, en Inde et alentour, les intérêts des Anglais, des Espagnols et des Français – aussi chacun joue-t-il sa partie à grand renfort d’hypocrisie, ou en s’abritant derrière des fantoches, vrais-faux pirates ou « amis » qu’à la première occasion on poignarde dans le dos. Et Bolitho lui-même est-il un acteur, dans cette pièce dont il ne connaît ni le texte ni l’auteur, ou bien un pion aux mains de politiciens et d’hommes d’affaires plus soucieux d’eux-mêmes que de la gloire de l’Angleterre ? « Pour la mission que je vous confie, c’est une escadre qui aurait fait l’affaire », lui a glissé non sans quelque ironie l’amiral Windslake au moment du départ – et s’il n’avait en fait besoin que d’un bouc émissaire, se demande Bolitho, au cas où les choses tourneraient mal ? Lui qui se plaignait d’avoir les ailes rognées par des ordres trop précis, voilà qu’il découvre bien pis : la sourde inquiétude d’être laissé dans le vague.

Étrange roman d’aventures, en vérité, que celui-ci, où le « ni guerre ni paix » semble effacer tout contour défini aux êtres comme aux choses, où personne ne sait trop où il va, ni quelle partie il joue, où l’attente, pesante, les heures lentes dans la moiteur étouffante de la mousson exacerbent l’impatience des corps et des cœurs, déchaînent les passions, fouillent les âmes dans leurs tréfonds, et l’on dirait que Bolitho lui-même vacille au bord du vide, quand il plonge son regard dans les yeux, troublants, de la si belle épouse du malheureux Raymond – tandis que l’on pressent, paix ou non, l’imminence de la bataille, qui tranchera dans le vif, une fois encore, et imposera un ordre au désordre du monde.

Dira-t-on pour cela Richard Bolitho « l’héritier », le « fils spirituel » de Horatio Hornblower – ce marin dégingandé, joueur de whist, timide et entêté jusqu’à l’héroïsme, imaginé par C.S. Forester [2] ? Sans doute. Mais certainement pas un décalque. L’anecdote est fameuse, d’Alexandre Dumas trouvé un matin en larmes à sa table de travail « parce qu’il avait dû se résoudre à faire mourir Porthos ». Comment imaginer, pareillement, que nous puissions nous séparer de Hornblower sans un pincement au cœur ? Dix romans, pour une vie tout entière vouée à l’aventure, cela tisse des liens, pour beaucoup de lecteurs noués depuis l’enfance, que l’on n’imagine pas voir rompre sous le premier prétexte et sûrement pas pour faire place à une imitation, fût-elle de qualité. Avec Horatio Hornblower, Forester a atteint à la perfection d’un type, et cela nous suffit.

Quelques pages suffisent, de Cap sur la gloire comme de Capitaine de Sa Majesté, pour nous rassurer : ces récits se déploient dans un tout autre espace – pour un peu dirions-nous, malgré la similitude des dates, qu’ils ne se situent pas à la même époque, tant il est vrai que nous ne posons jamais au passé que les questions de notre présent, de sorte que l’hier, en nous, change à peu près à la même allure que l’aujourd’hui. Hornblower reste, malgré les dates de publication (1937-1962), un personnage d’avant-guerre, anti-héros, certes, mais à sa manière et parce qu’il fait vertu des supposés travers du « tempérament anglais » : n’oublions pas que Forester lui-même est né en Egypte, en 1899 ! Bolitho, lui, est un anti-héros résolument moderne, enfant désenchanté des charniers de 39-45, des camps de la guerre froide, du naufrage de la grande illusion coloniale au Viêt-Nam. Et c’est du même coup notre manière de lire les guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes qui change du tout au tout. Par le souci, d’abord, de rendre sans emphase toute l’horreur de l’époque, le terrible tribut prélevé de force sur les populations, la discipline féroce sur ces bagnes flottants dont nous avons fait depuis, un peu trop facilement, les symboles mêmes de l’aventure. Mais aussi par un scepticisme idéologique manifeste : plus guère de méchants et de gentils marins, ici, et pas de noble cause, liberté ou justice, qui vaille que l’on meure, mais la main de fer du destin, qui trace les lignes de partage, désigne les camps, oppose les êtres à sa guise.

À quoi il faut ajouter pour tous les personnages, et singulièrement Bolitho, la « part de l’ombre », omniprésente désormais – et en cela surtout les récits de Kent peuvent être dits modernes. Pourquoi Bolitho est-il si violemment en proie à des désirs contradictoires ? Quelle fascination de l’échec, de la faute, le précipite dans les bras de Viola, l’épouse de Raymond – alors même qu’il se sait au bord du précipice, et qu’un scandale ruinerait l’honneur déjà chancelant de la famille ?

C’est qu’une ombre le suit, à chaque instant le hante, et l’accable de honte : celle de son frère Hugh, de quatre ans son aîné, le chéri de son père, joueur, cynique et scélérat, qui pour avoir tué un jour un officier a dû s’enfuir, s’est allié aux forces rebelles américaines, avant de finir comme pirate. Comment ne pas penser ici à quelque réminiscence du Maître de Ballantrae du cher Stevenson ? Hugh, le frère maudit qui a fait mourir son père de chagrin et ruiné les siens avant de mourir à son tour – dans un accident de cheval, dit-on : Hugh, la tache qu’il ne cesse de vouloir effacer et qui toujours s’obstine, malgré ses efforts désespérés – parce qu’elle est en lui, pressentons-nous au fil du récit, comme la marque de son « double », de cette partie de lui-même qu’il doit sans cesse refouler, contenir, pour espérer survivre.

Bolitho vaincra, sans doute, mais pour quelles fins ? Pendang Bay défendue de haute lutte sera rendue à l’ennemi, le prix de la victoire sera d’abord touché par le plus médiocre des acteurs de l’affaire – et il aura fallu, pour cela, que le jeune capitaine envoie par le fond le marin qu’il estimait le plus. Personne, en fin de compte, ne saura rien de ses exploits, et il devra même renoncer à la femme qu’il aime. Amère victoire, donc – à moins que le seul enjeu, et depuis le début, n’ait été que d’oublier un instant, le temps d’un combat, dans le fer et le feu, cette part d’ombre, en lui…

Allons ! Nous ferons donc la place qu’il mérite au jeune Bolitho, sans rien oublier pour autant de l’indispensable Hornblower. Les amoureux de la mer ne s’y sont pas trompés, qui, en Grande-Bretagne comme en Amérique, firent fête à Cap sur la gloire dès sa parution en 1968. « Le roman maritime britannique est aujourd’hui entre les mains de deux géant – C.S. Forester et un nouveau, tout jeune auteur : Alexander Kent », s’enthousiasma le Chicago Tribune. « Le plus grand des romanciers actuels de la mer », renchérit le Sunday Times, « Le maître incontesté du roman d’aventures maritimes », alla même jusqu’à risquer la très austère New York Times Book Review. Depuis, dix-huit autres titres ont fait de Bolitho une sorte de gloire nationale, tandis que se multiplient adaptations, feuilletons, figurines, clubs de « fans » — de quoi nous plaindrions-nous, si cela nous vaut la promesse de tant d’heures de bonne et captivante lecture ?

Longue vie, donc, à Richard Bolitho, capitaine de Sa Majesté !

 

MICHEL LE BRIS

 

Capitaine de sa Majesté
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